L’Algérie, un grand pays pétrolier et gazier, vraiment ?

Écrit par Ahmed Dahmani

Eléments de réponse à une tentative de mystification.

 

Comme quelques-uns de mes compatriotes, j’ai reçu les « bonnes feuilles » d’un ouvrage de Ahmed Bensaada intitulé « Qui sont ces ténors autoproclamés du Hirak algérien ? », (Editions APIC, Alger 2020). Je ne m’attarderai pas à la thèse du livre, qui apparaît clairement, à la lecture des quelques pages de ce document, comme une charge violente et diffamatoire à l’encontre d’éléments actifs au sein du Hirak.

Je me suis plutôt intéressé aux extraits de la postface rédigée par M. Richard Labévière, journaliste de son état. Il y reproduit certains poncifs qui circulent régulièrement sur l’Algérie - celui d’être un pays riche de ses ressources naturelles suscitant convoitises et diverses stratégies d’accaparement par des puissances étrangères. Mais, quand le poncif vire à la contre-vérité, il y a lieu de s’interroger et surtout de rectifier le dire.

Car M. Labévière ne peut écrire tout et n’importe quoi à propos de mon pays. Ainsi, ce que je relève dans un extrait de cette postface intitulée « L’Algérie au cœur », est proprement sidérant : « L’Algérie […] est un grand pays pétrolier et gazier qui pèse au sein des organisations des pays producteurs et exportateurs. Et quelles que soient les variations du prix du baril, ces ressources algériennes – gérées nationalement – font obstacles aux intérêts des États-Unis et des pays du Golfe. » 

L’objet des notes qui suivent est un simple rappel de faits et de chiffres connus de tous, qui n’échapperaient pas à un étudiant de première année de journalisme et qui démontrent que l’Algérie est un pays mineur en matière de ressources en hydrocarbures.

En réserves de pétrole, l’Algérie disposait de 12,2 milliards de barils à fin 2018, soit 1 % du total des pays de l’OPEP, se classant ainsi à la neuvième place – les trois premiers pays étant, dans l’ordre, le Venezuela (25,5 %), l'Arabie saoudite (22,4 %) et l'Iran (13,1 %). Pour le gaz, l’Algérie recelait 4 504 milliards de m3 au 1er janvier 2017, soit 2,28 % du total mondial, se classant à la onzième place, les trois premiers pays gaziers étant, dans l’ordre, la Russie (24.22 %), l'Iran (16.97 %) et le Qatar (12,31 %).

Quel est donc ce « grand pays pétrolier et gazier » cité dans cet écrit par M. Labévière, dont les 1 % de réserves en pétrole ont une durée de vie d’environ quinze ans, et les 2,28 % de réserves en gaz, encore une cinquantaine d’années. Or, l’Algérie a déjà connu son « peak oil » (pic pétrolier), qui annonce une « déplétion » (chute de la production), se traduisant par une baisse des exportations conjuguée à une hausse de la consommation interne (raccordement ménager au gaz, explosion du parc automobile,...).

En clair, au rythme actuel de l’évolution de ces facteurs (production, exportations et consommation interne), l’Algérie serait vidée de son pétrole à échéance 2035, et de son gaz, vers 2070 : un scénario-catastrophe qui fait penser à la dramatique histoire de l’ile de Nauru, dans le Pacifique, qui a vu, en trente ans, ses ressources en phosphates dilapidées et sa population ruinée.

Que pèse alors l’Algérie sur ces marchés avec ses modestes réserves et productions. Son quota de production pétrolière est fixé à un million de barils par jour, dont environ la moitié est exportée. A titre de comparaison, l’Arabie saoudite produit dix fois plus que l’Algérie et se classe en deuxième position, après les Etats-unis. Pour le gaz, la part de marché de l’Algérie a diminué de moitié, passant de 16 % en 2010 à 8 % en 2019.

Voilà pour le « grand pays pétrolier et gazier ». Qu’en est-il alors de son économie et son organisation que le pouvoir d’État a mises en place et développées depuis l’indépendance ? Peut-on dire que l'Algérie a déployé une économie comme activité sociale de production et d'échange de biens et services aux fins de satisfaire les besoins de la population ? Plus particulièrement, quel est le poids de la rente dans l'organisation économique et sociale ?

Force est de constater, aujourd’hui, que l’Algérie n’est pas sortie de la spécialisation et de la dépendance à l’égard des ressources d’hydrocarbures qui remontent à la période coloniale. Il est utile de rappeler que, en plus d’un demi-siècle, l’Algérie n’a pas pu sortir du carcan de la division du travail  inscrite dans le pacte colonial où la France – à travers le code pétrolier saharien de 1957 et confirmé par les accords d’Evian de mars 1962 – qui l’a engagée vers la fin des années 1950 : celle d’une économie entièrement dévouée à la production et à l’exportation de produits primaires : agriculture et mines, entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle ; hydrocarbures, depuis la fin des années 1950.

Et toutes les stratégies de développement initiées par les gouvernements algériens successifs depuis l’indépendance, de même que les programmes d’ajustement structurel dictés par le FMI au milieu des années 1990, n’ont fait que renforcer cette tendance.

Quelques éléments chiffrés sur la production, les exportations et le budget de l’Etat algérien :

- La part des hydrocarbures (pétrole et gaz) dans le PIB est passée de 5,5 % en 1957 à 33 % en 1977 (soit six fois plus en deux décennies), puis 51 % en 2007 et 47% en 2011. Dépendante des cours sur le marché mondial, elle oscille autour de 40 % ces dernières années.

- La polarisation des exportations sur les hydrocarbures est sans commune mesure en comparaison avec les autres pays de l’OPEP. Ainsi, la part des hydrocarbures dans les exportations, qui était de 69 % en 1970, est souvent supérieure à 95 % ces dernières années. Même le Venezuela et l’Arabie saoudite sont en deçà, soit moins de 90 % en moyenne.

- La fiscalité pétrolière était de 51% en 2010, alors qu’elle plafonnait à peine autour de 12 % dans les années 1960. Si elle a connu une substantielle augmentation en 2002 (62%) et un pic de 78 % en 2006, avec la chute des cours du pétrole depuis 2014 elle atteint 40 % en 2019.

Pourquoi alors M. Labévière – qui aurait dû, en tant que journaliste chevronné, vérifier ses informations – décrète-t-il, encore aujourd’hui, que l’Algérie est un « grand pays pétrolier et gazier » ?

Or, les faits et les chiffres sont têtus. Producteur marginal dans le cercle des pays producteurs, l’Algérie subit de plein fouet la guerre des prix qui fait rage sur le marché mondial pétrolier, aggravant ainsi sa vulnérabilité. Et les périls qui la menacent aujourd’hui relèvent d’abord et avant tout de la responsabilité de ceux qui ont accaparé l’Etat et ses ressources depuis son indépendance si chèrement acquise.

Paris le 8 juin 2020

 

Ahmed Dahmani est économiste, enseignant-chercheur à la retraite. Il a enseigné, en Algérie, à l’université de Tizi Ouzou puis à l’Université Paris-Sud, en France. Auteur de L’Algérie à l’épreuve. Économie politique des réformes. 1980-1997 (Paris, L’Harmattan ; Alger, Casbah, 1999).

Site personnel : http://www.ahmeddahmani.net/

 

 

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