La corruption ne constitue pas une exception mais la règle, le mode de fonctionnement régulier et normal du système lui-même.

Écrit par Ahmed Dahmani

Texte de l'interview réalisé avec Rosa Moussaoui du quotidien l'Humanité

 

1/ Dans son dernier discours, le général Gaïd Salah, pour justifier son opération « mains propres », tient la corruption pour la cause principale de la conjoncture économique dégradée de l’Algérie. Que pensez-vous de ce diagnostic ? 

 Le général Gaïd Salah ne cesse de dire qu’il faut se conformer à la Constitution alors que lui et ses pairs ne cessent de la bafouer. De quel droit un militaire, fût-il le chef de l’état-major peut se permettre de s’immiscer dans des affaires de justice, d’ordonner, car c’est le cas, des arrestations qui ciblent les membres et les clients du clan de Bouteflika. Et quelle est cette justice, encore aux ordres du pouvoir politique (ici l’état-major de l’armée) qui pourrait traiter des affaires de corruption. Une grande partie du corps des magistrats est elle même touchée.  A ce sujet, il ne faut pas oublier l’affaire Khalifa il y a quelques années. Tout indique donc que nous sommes plutôt dans un cycle de règlements de compte et non pas de lutte contre la corruption. Celle-ci, par ailleurs, n’est pas apparue avec la présidence Bouteflika, car elle est consubstantielle au système de pouvoirs mis en place depuis l’indépendance.  

 Des chiffres sont évoqués pour dire l’ampleur du phénomène sur les deux dernières décennies. En vérité, les sommes détournées sont impossibles, du moins difficiles à évaluer, mais le phénomène a pris, il est vrai, une telle ampleur qu'il en devient indécent, révoltant. Et c’est d’ailleurs une des raisons qui font sortir les Algériennes et les Algériens dans la rue depuis des mois et qui scandent «Klitou leblad, ya sarraqin » (littéralement, « Vous avez mangé le pays, ö bande de voleurs »).

Mais à mon avis, le phénomène de corruption ne doit pas être limité aux détournements et autres fuites de capitaux, etc. Il doit donc être analysé comme une caractéristique fondamentale du système économique et social mis en place depuis l’indépendance. Quand la position dans l'Etat devient potentiellement et pratiquement génératrice de corruption, il n'est plus possible de réduire le phénomène à un anachronisme dans le fonctionnement de l'Etat et de ses institutions ; il doit plutôt être analysé comme un mode majeur du fonctionnement du système économique et social. La multiplication des actes de détournement de l'action publique à des fins privatives, leur diversité, la multiplicité des agents qui y sont directement mêlés nous poussent à avancer que la corruption n'est donc ni un phénomène marginal, ni secondaire. Il ne peut non plus être considéré comme une déviance sociale qu'il convient de traiter par une morale répressive. La corruption ne constitue pas une exception mais la règle, le mode de fonctionnement régulier et normal du système lui-même.

 

2/Pourquoi l’économie algérienne ne s’est-elle jamais remise du choc baissier de 2014, malgré la remontée des cours des hydrocarbures ? 

 Il faut d’abord rappeler quelques éléments des effets de ce choc baissier. La chute du prix du pétrole a été brutale rappelant celle du milieu des années 1980 (prélude aux manifestations d’octobre 1988). Le prix est passé de plus de 100 dollars en juin 2014 à un minimum de 32 dollars en janvier 2016. Une chute brutale à laquelle va s’ajouter et se combiner une augmentation des dépenses budgétaires (partie fonctionnement) pour acheter la paix sociale (en réponse au « printemps arabe ») conduisant ainsi le pays à des déficits budgétaires colossaux : près de 15 % du produit intérieur brut (PIB) en 2015 et 2016. Il faut aussi noter, même si cela est connu de tous) l’extrême polarisation de son économie et, donc, une très faible diversification : les hydrocarbures (pétrole et gaz) rapportent près de 97 % des revenus d’exportation du pays, et représentent, selon les années et les cours du brut, entre 30 et 40 % du PIB, et près des 2/3 des recettes budgétaires.

 L’Etat a mobilisé alors une équipe d’experts qui aurait conseillé d’engager des réformes budgétaires et structurelles - en vain. Ni les unes ni les autres de ces réformes ne furent engagées. Il faut rappeler à ce sujet qu’en plus de sa crise économique, l’Algérie vivait, en sourdine, une grave crise politique. Bouteflika a été imposé pour un 4ème mandat malgré son impotence avérée. C’est durant tout ce mandat que les errements économiques et politiques ont été parmi les plus préjudiciables sur les deux dernières décennies. L’une des mesures les plus emblématiques fut le recours au financement non conventionnel (émission monétaire ou planche à billets). Cette mesure irresponsable, dans un contexte où le pouvoir agit à sa guise, sans surveillance ni contrôle, dans l’opacité totale a été préjudiciable à l’Algérie : des réserves de change siphonées, un dinar surévalué (l’écart entre les taux de change officiel et parallèle, soit près de 60% est un record historique) favorisant très fortement la surfacturation des importations et par conséquent la fuite des capitaux. Le gouvernement futur en charge du pays va hériter d’un lourd passif à ce sujet dont il ne serait pas comptable mais qui va devoir affronter des difficultés économiques et sociales problématiques.

 

3/Comment expliquer la forte dévaluation du dinar ? 

 Aujourd’hui la valeur du dinar est déjà faible selon le cours officiel de ces derniers jours : 135 DA pour un euro et 113 DA pour un dollar. Sur le marché parallèle, contrairement aux pays voisins où l’écart est faible, en Algérie, l’écart avec l’euro est près de 65 %, passant pour un euro de 160 DA en 2014 à 210 DA en 2019.

Avec la création monétaire de ces deux dernières années, le risque de dépréciation du dinar est encore plus important avec un double effet : une perte de valeur de l’épargne intérieure, d’une part et une drastique réduction du pouvoir d’achat des catégories sociales populaires et même de certaines couches moyennes, celles des salariés du secteur public et des fonctionnaires, d’autre part.

 

4/Le clan Bouteflika se flattait d’avoir réalisé 1000 milliards de dollars d’investissements publics sur quatre mandats. Pourquoi ces investissements massifs ont-ils eu si peu d’effets en termes de croissance économique ? Qui en a profité ? Quelle fut la part du gâteau pour les opérateurs étrangers ? 

 Comme chacun le sait, sur ces dernières années et plus particulièrement durant les années 2000, l’Algérie a disposé de ressources financières considérables, à la suite du renchérissement des prix du pétrole. Elle a pu racheter et donc apurer sa dette extérieure, disposer de réserves de change aujourd’hui en voie d’extinction et d’un fonds de régulation des recettes qui a été épuisé.

  Avec cette manne financière d’origine rentière l’Etat a aussi financé différents plans d’investissements évalués à près de 1000 milliards de dollars (chiffre à vérifier). De grands chantiers d’infrastructures ont été réalisés ou sont en cours de réalisation ou de finition : routes (rocades, autoroutes, …) , transports (métro, tramway, ferroviaire), logements, hydraulique (barrages, épuration, dessalement), énergie (gaz, électrification). Et même une mosquée dont la construction est confiée à une entreprise chinoise et ses 10000 ouvriers (sur 17000), dotée d’un budget pharaonique (officiellement 1 milliard d'euros), symbole pour beaucoup d’Algériens de la mégalomanie et de la gabegie de Bouteflika.

 L’impact économique en termes de croissance est effectivement limité en regard de la nature même des investissements réalisés. Ces programmes qui mobilisent des sommes colossales n’obéissent à aucune stratégie lisible. Par exemple, la référence à une démarche keynésienne fait partie du brouillage idéologique et politique. Nous sommes loin du modèle keynésien de relance de la croissance par la politique des grands travaux financés par la dépense publique. Les quelques capacités nationales en matière d’ingénierie et de réalisation ont été marginalisées. De même qu’un programme d’infrastructures aussi important soit-il ne peut être qu’un moyen au service du développement économique. Il ne peut s’y substituer. De plus, aujourd’hui ces chantiers mobilisent des milliers d’ouvriers qui rejoindront les cohortes de chômeurs dès que les projets seraient achevés.

 Dans les faits, ces projets se résument principalement aux dotations budgétaires qui leur sont allouées -- une stratégie consistant à alimenter les réseaux de clientèles dont la préoccupation essentielle est de s’accaparer d’une partie de la rente. Nous pouvons observer le même phénomène dans différentes actions de l’Etat, dans ladite « relance industrielle » (le montage automobile est considéré aujourd’hui comme l’une des plus grandes escroqueries de ces dernières années), comme dans les fonds spéciaux destinés à « soutenir » tel ou tel secteur économique, social, culturel, sportif, etc.

 Il ne faut pas s’étonner alors que les différents projets engagés vont connaitre des retards dans la réalisation engendrant des surcoûts considérables et des malfaçons largement rapportés par la presse algérienne.

 L’opacité est la règle aussi bien sur les choix effectués, que sur les partenaires extérieurs sollicités. Une situation propice à la corruption prédatrice qui fait des ravages en termes de dilapidation des ressources nationales comme jamais auparavant (affaires de corruption révélées par la presse souvent dans des règlements de comptes) dans les différentes réalisations (autoroutes, barrages, tramway) où sont impliqués de hauts responsables de l’Etat en lien avec des entreprises et des réseaux étrangers (chinois, espagnols, italiens, français, etc.).

 

5/ Les choix d’austérité ont-ils attisé la colère sociale et politique ? 

 Les éléments déclencheurs du mouvement populaire ne sont pas directement liés à la situation économique et sociale et la politique d’austérité serait à venir. Il est né d’une indignation morale et politique (rejet du cinquième mandat pour un Bouteflika impotent), et n’a cessé d’élargir son champ de revendications, qui se résume aujourd’hui au rejet de tout le « système » qui s’est imposé aux Algériennes et aux Algériens depuis l’indépendance du pays.

Les revendications socio-économiques n’ont pas encore été exprimées explicitement même s’il y a eu çà et là quelques grèves ou quelques slogans qui vont dans ce sens. Cela ne veut nullement dire que la situation économique et sociale est satisfaisante. Loin de là. Au niveau social, les inégalités sociales ne cessent de croître, affectant gravement les catégories populaires. Une enquête réalisée par un syndicat autonome au milieu des année 2000 révélait que près de 40 % des ménages ne disposent pas du seuil minimum (l’équivalent de 350 euros par mois) pour vivre modestement. Le chômage des jeunes et surtout celui des diplômés avoisine les 20% et, dans certaines régions reculées du pays, le taux peut monter à plus de 50%. Les rues algériennes sont souvent bondées de jeunes vivants du « commerce informel », quand ils ne passent pas leurs journées dans l’oisiveté et l’ennui, sans espaces de loisirs ou de détente. Le phénomène des « harragas » (littéralement « brûleurs » de frontières, pour désigner les migrants algériens vers l’Europe) est encore plus emblématique de cette situation de « malvie » profonde. Le logement est inaccessible pour la plupart des Algériens qui voient se multiplier les programmes de construction sans que la crise s’atténue -- des situations de plus en plus intenables pour une société qui a connu des mutations économiques et socioculturelles profondes ces trois dernières décennies.

Le pouvoir qui n’a plus de projet comme pouvait le prétendre celui des 1960 et 1970 semble ignorer que le contexte national comme international a profondément changé. La population algérienne a quadruplé depuis l’indépendance (plus de 43 millions d’habitants aujourd’hui) majoritairement jeune, instruite et très urbanisée. L’espace public n’est plus réservé aux seuls hommes ; la proportion des jeunes filles dans les universités est supérieure à celle des garçons et l’emploi féminin a beaucoup progressé. De plus en plus imprégnés par les technologies numériques et les réseaux sociaux, les Algériennes et les Algériens sont à l’écoute du monde et leurs besoins se sont accrus et complexifiés sans qu’ils arrivent à les satisfaire. Elles et ils supportent de moins en moins de vivre dans une société de frustrations multiples et de toutes natures alors que la prédation et la corruption, naguère contenues ou limitées, prennent des proportions démesurées. Elles et ils sont de plus en plus choqués par l’avidité et la rapacité des nouveaux riches dans l’étalage indécent de fortunes mal acquises à l’ombre d’un pouvoir autoritaire et illégitime. C’est l’ensemble de ces éléments qui expliquent le processus révolutionnaire aujourd’hui dans ce pays.

 

 

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